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Cabaret de l’Exil – Femmes Persanes

Scénographie, conception et mise en scène, Bartabas – assistante à la mise en scène Emmanuelle Santini – Théâtre équestre Zingaro, au Fort d’Aubervilliers, jusqu’au 31 mars 2024.

© Alfons Alt

Ce troisième volet du Cabaret de l’Exil – après le Cabaret yiddish et sa musique klezmer, et après le Cabaret Irish Travellers et ses ballades – met à l’honneur les Femmes Persanes. Avec leurs instruments de musique – Firoozeh Raeesdanaee au kamantcheh et au chant, Shadi Fathi à la setâr, au shourangiz et au daf, Farnaz Modarresifar au santûr, Niloufar Mohseni au tombak – elles sont en majesté et transfigurent la représentation. « Oui, il fut un temps, où chantaient les poétesses le visage toujours découvert, un temps où l’on louait le talent des maîtres de musique au féminin » rappelle Bartabas, l’inventeur du concept.

On entre de plain-pied dans l’univers poétique de son Théâtre équestre Zingaro, qu’il fonde en 1984, toujours en mouvement et recommencement, jamais à court d’idées ni de pensées : « Avec la tribu Zingaro, il me plaît de bâtir des spectacles de contrebande où la pensée se glisse comme par effraction et sème le trouble dans la conscience émerveillée du spectateur » écrit-il. Le centre de la piste luit, c’est une piste d’eau au fond rougi, comme une piste de sang dans laquelle les musiciennes se reflètent, ponctuant les séquences de leurs mélodies et de leurs chants, populaires et savants. En vis-à-vis côté jardin, une musicienne-amazone (Catherine Pavet), se tenant comme à un gouvernail-rose des vents ou ajustant son sextant, leur répond de loin en loin.

© Hugo Marty

Au-dessus de la piste apparaît un funambule portant le masque d’un âne, qui entreprend sa périlleuse traversée à l’aveugle, sur le câble tiré (Stéphane Drouard, fildefériste) ; l’écuyère-comédienne introduisant la séquence s’assied sur une chaise d’écolier au centre de la piste, les pieds dans l’eau, entourée de cinq ânes qui la regardent. « Jamais je n’ai espéré devenir une étoile dans le mirage du ciel » leur confie-t-elle, l’œil au firmament. Un cheval brun arrive au centre et s’immobilise. Debout, en équilibre sur son dos, l’écuyère prononce une phrase-poème, rituel qui reviendra inlassablement au fil du spectacle. « Oui, il fut un temps où, sans être hantée par l’au-delà, la femme s’avançait debout sur sa monture pour éprouver la beauté du monde et clamer les joies de la passion amoureuse. » Puis le cheval se met à galoper le long de la piste sur l’étroite bande de terre restée sèche, l’écuyère, frêle guerrière, porte une épée. Les barrières s’ouvrent, ils disparaissent. En fondu enchaîné sur un minuscule cercle au plancher de bois tourne avec élégance une femme derviche dans sa robe blanche marquée à la taille d’une ceinture rouge (Sahar Dehghan, danseuse). Accélérations, réverbérations.

© Hugo Marty

Passe un couple à dos d’âne, image furtive de la fuite en Égypte, suivie de l’apparition de deux femmes enveloppées d’un tissu bleu gris, qui se déplient et laissent apparaitre de somptueux habits brodés (création costumes, Chouchane Abello Tcherpachian). Debout sur le cheval au galop elles se pendent au tissu en effectuant d’acrobatiques saltos, forment une figure à deux têtes montées sur les épaules l’une de l’autre et assurent des changements de mains virtuoses. Au centre, par ses gestes, la dresseuse guide le cheval et l’encourage. Passe l’écuyère-comédienne chevauchant un petit âne anthracite avec lequel elle s’entretient, puis deux princesses l’une vêtue de bleu, l’autre de rouge. Une reine-mère a pris place dans un charriot, une fine dentelle tombe de son chapeau. Deux chevaux noirs, l’un petit, l’autre grand, cheminent ensemble. D’élégants personnages, vestes de velours et élégants turbans passent avec dignité sur un cheval blanc.

Dans la pénombre ensuite des brulots posés sur pilotis, dans l’eau, annoncent l’arrivée de deux femmes jonglant avec des torches de feu. « Mon visage découvert ne me dénude pas. Pourquoi porterai-je sur ma tête le poids de tes faiblesses ? » Et elles jettent des étoiles en lançant les cinq bras de leurs flambeaux, comme des Shiva, et exécutent une magnifique danse du feu ; les percussions les accompagnent. Quatre grands oiseaux-huppes qui pourraient ressembler à des paons blancs sont portés tels des animaux sacrés et déposés aux quatre coins de la piste par des pénitents aux grands manteaux de velours noir. Un cinquième, bleu, aux plumes dépliées est posé, empaillé, sur un autel-cheval qui danse au rythme de la musique. Quatre autres pénitents, masqués et aux manteaux brun-vert, viennent les reconduire.

© Hugo Marty

Les séquences se succèdent, chacune pleine de surprises, de nouveautés et d’extravagances. Quatre écuyères aux vêtements toutes couleurs arrivent à grande allure sur un cheval au son d’un chant porté. Elles posent pied à terre et chacune à leur tour exécute des figures en attrapant à la volée le cheval lancé au galop ; costumes, pantalons bouffants, couleurs et imprimés, il y a toujours ce même raffinement, la constante du spectacle. Retour de l’âne blanc portant sur le dos un tableau noir et sur le tableau noir des écritures blanches. « Je suis moi. Je suis femme. Je suis vie. » Les chaises sont renversées, l’écuyère-comédienne qui l’accompagne est voilée. Image d’exil sur notes jouées au kamantcheh et chant de nostalgie repris par les autres musiciennes mêlant le son et le rythme de leurs instruments.

Revient la femme derviche, en robe rouge vermeil, dans sa gestuelle soufie, la ligne courbe et fluide de ses bras. Un cheval blanc arrive au galop, à contre-sens. Une caravane traverse la piste, marchant sur l’eau, chevaux et ânes transportent la maison, toute une vie sur le dos : bidons multicolores, chaises entassées, figures de proue, chien, fagots et branches, batteries de cuisine, sacs de riz, livres, fleurs serrées dans un papier. À nouveau l’exil par temps de grand vent. Le funambule au masque d’âne observe la marche lancinante et forcée. Suivent les oies, en perte de repères et qui n’en font qu’à leur tête, le cygne résigné. Puis un défilé de chevaux couleur tabac s’arrêtant tour à tour au centre de la piste, montés par des écuyères guerrières lançant un texte très court, sorte d’haïku. « Oui, il fut un temps où, à cheval, les guerrières scythes récitaient leur destin et déjà leur parole témoignait d’une conscience rebelle » conte Bartabas. « Mon cœur me dit que tu seras là, ce soir, ou demain » lance la première. « Ton amour, c’est de l’eau, c’est du feu, et des flammes me consument et des vagues m’engloutissent » dit la seconde. « Mon pantalon couleur de feu glisse sur mes cuisses. Mon cœur me dit que tu seras là ce soir, ou demain » poursuit la troisième. « Viens, tout autour de mon cou, je te bercerai sur la coupole de mes seins. » Ces mots volent comme autant de caractères posés sur un papier précieux.

© Hugo Marty

S’avance une jeune femme à la robe de satin noir qui se suspend par les cheveux à un filin d’acier et s’élève. Serait-ce la mort ? Le visage est serein, la posture hiératique, elle glisse dans les airs comme on glisse sur l’eau, dans une grâce infinie, prend la posture du scribe accroupi et tourne sur elle-même. Ni barque solaire ni royaume des morts, une magnifique artiste dans une discipline étrange et rare. (Eva Szwarcer capillotraction). Et la marche de l’exil reprend. Sept ânes accompagnés de deux chevaux sur lesquels sont montés les cheikhs, portant manteaux noirs, turbans et lunettes de soleil, leur dignité en bandoulière. Un brassard avec un numéro leur est accroché dans le dos. Le 7 s’annonce rebelle, s’égare souvent et rebrousse chemin. Des femmes aux longs manchons de soie couleur pastel formant un arc en ciel et volant au vent, fendent au galop l’espace de la piste. Le troupeau d’oies suit sa route et dans le clair-obscur un chant solo accompagne la poudre d’or lancée dans les airs comme autant d’étoiles ou d’alphabets, lettres d’or qui s’inscrivent dans la nuit. « Ne livre pas mes lèvres au verrou du silence car je dois dire tous mes secrets et faire entendre au monde entier le crépitement enflammé de mes chants… »

Énergie, pensée et beauté, une fois encore Bartabas et son arche de Noé séduisent, par le jeu des échelles, des contrastes et des couleurs, par l’amour des chevaux et par les éléments, feu, eau, terre et air, qui tissent le spectacle. Dans cette troisième édition du Cabaret de l’Exil les musiques venues d’Iran, pays à la culture millénaire et aux libertés surveillées, mettent les Femmes Persanes à l’honneur, et avec elles toutes les Femmes des mondes opprimés.  « Me voici. Je suis moi. Je suis femme. Je suis monde. Et sur mes lèvres passe le chant de l’aube blanche. »

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2023

Avec les musiciennes : Chant et Kamantcheh, Firoozeh Raeesdanaee – Setâr, Shourangiz et Daf, Shadi Fathi – Santûr, Farnaz Modarresifar – Tombak, Niloufar Mohseni – Création sonore, percussions, Catherine Pavet. Artistes : Bartabas, Amandine Calsat, Sahar Dehghan (danseuse), Stéphane Drouard (fildefériste), Marion Duterte, Johanna Houé, Camille Kaczmarek, Perrine Mechekour, Alice Pagnot, Tatiana Romanoff, Emmanuelle Santini, Alice Seghier, Eva Szwarcer (capillotraction). Micos : Henri Carballido, Yael Coudray, Volodia Girard, Florent Mousset, Paco Portero. Chevaux et ânes : Corto, Dun, Famoso, Guerre, Hamadan, Harès, Héragone, Houblon, Inca, Isope, Ispahan, Jade, Kaboul, Kandahar, Karaj, Kawa, Pablo, Parade, Qom, Raoul, Tabriz, Téhéran, Vino, Zurbaran, la Mule et l’Âne, et la mule Chiraz – Responsable des écuries, Johanna Houé – groom de Bartabas, Ludovic Sarret – soins aux chevaux : Julie Boucherot, Caroline Viala – création costumes, Chouchane Abello Tcherpachian – costumiers : Eloise Descombes-Rotella, Jean Doucet, Anne Véziat – assistantes costumières : Gwendoline Grandjean, Tifenn Morvan – patineuse, Léa Deligne – habilleuses : Isabelle Guillaume, Cléo Pringigallo, Clarisse Véron  – accessoiristes : Samuel Babinet, Delphine Cerf, Romain Duverne, Juliette Nozieres, Sébastien Puech – masque d’âne, Cécile Kretschmar. Directeur Technique, Hervé Vincent – son, Juliette Regnier – lumière : Clothilde Hoffmann, Léa Mathé – techniciens plateau : Laurent Bureau, Pierre Léonard Guétal, Christelle Naddéo, Erwan Tur – technicien de maintenance, Ouali Lahlouh Dessin affiche, Serena Luna Raggi. Sur les deux premiers Cabaret de l’exil, voir aussi nos articles des 4 décembre 2021 et 23 mars 2023.

Du 20 octobre 2023 au 31 mars 2024, mardi, mercredi et vendredi, samedi à 19h30, dimanche à 17h30. Relâche lundi et jeudi, au Théâtre équestre Zingaro, 176 avenue Jean-Jaurès, 93300. Aubervilliers – métro : Fort d’Aubervilliers/sortie 1 – tél. : 01 48 39 54 17 – site : www.zingaro.fr